19 décembre 2016, Ikebukuro, Tokyo. Fraîchement arrivée en ville, complètement perdue (littéralement et métaphoriquement), je prenais encore mes marques et accusais le coup du choc culturel. Le vrai. Celui que je n’avais jamais encore connu. J’avais rencontré Flor, une Argentine avec qui j’avais partagé mon mal être, exploré un ou deux quartiers de la ville et avais pris mes marques dans le quartier, où je gardais deux chiens et un chat, Suitengunmae. Le reste de mon quotidien était une succession d’événements aussi étranges qu’incompréhensibles et concrètement, je ne savais pas trop ce que j’étais venue faire au Japon.
Alors forcément, une invitation pour une soirée pizza/bières entre PVTistes (comprenez, jeunes Français fraîchement arrivés au Japon pour un visa Permis Vacances Travail, tout comme moi), cela ne se refuse pas. L’occasion de décompresser, de tester la vie nocturne, de parler Français et de discuter de tout et de rien. Si vous me connaissez un peu, vous savez que je ne recherche pas les Français en voyage (bien au contraire), mais cette fois-ci, j’en avais vraiment besoin.
Nous nous retrouvons donc à 5 dans un Izakaya, une joyeuse bande bien franchouillarde à dévorer des pizzas pas chères, du popcorn et une raclette cuite au chalumeau et mangée à la baguette, les Asahi à la main. A première vue, nous n’avons rien en commun, mais nous partageons nos projets, nous rions et parlons forts, et les Japonais autour de nous nous détestent assurément. La serveuse est complètement paumée et nous regarde toujours bizarrement, que nous commandions en Anglais ou en Japonais, mais l’on sen sort tout de même à peu près. Il y a celui qui dévore des pop-corn et ne peut pas vivre sans sa Playstation, celui qui a vécu dans les îles et écoute assidûment nos babillages, il y a un franco-espagnol qui veut partir en Argentine et vit à fond ses premiers mois à Tokyo et il y a celle qui est là depuis un an, plus sage, moins paumée que les débutants que nous sommes. Et puis moi, coincée entre mon vieux rêve du Japon et mon choc culturel. La soirée continue dans un Hub, une sorte d’imitation de pub anglais, où les tours de bière ne nous coûtent pas trop cher. Nous mettons nos affaires dans un sac en plastique en forme de bus londonien (cela ne s’invente pas!), pour que cela ne traîne pas par terre et poursuivons la soirée. Les girafes s’enchaînent, les langues se délient et l’on rigole ouvertement. Ici, cela n’est pas grave si nous sommes trop bruyants, si l’on fait trop de gestes en parlant, si l’on se fait la bise ou si l’on éternue. Tout du moins, à cette heure-ci… Minuit, et l’un d’entre nous lance le cri du départ. Il va falloir se presser si l’on souhaite prendre le dernier métro!
On part rapidement, presque bras-dessus bras-dessous et on court à la station. Deux partent dans un sens, je pars avec un autre vers l’est. Nous attrapons un métro avec soulagement. Ouf, on est à l’heure. Il est minuit 15. Nous continuons de papoter, comme si de rien n’était. Deux stations plus loin, le chauffeur nous fait un signe. Terminus, tout le monde descend. Tout le monde est d’ailleurs déjà descendu. Cela nous apprendra à ne pas parler Japonais, à ne pas comprendre les indications dans le métro et à ne pas faire attention. J’ai d’ailleurs déjà oublié le nom de la station, où nous sommes descendus. Une chose est sûre, c’était au milieu de nulle part et il n’y avait rien aux alentours.
Armée de mon GPS hors ligne, nous prenons la route en papotant allègrement. L’effet de la bière est toujours bien là et nous rions beaucoup. Nous n’allons pas payer un taxi, notre porte-monnaie ne s’en remettrait jamais! Un hôtel? Non, j’ai les chiens à nourrir demain matin. Du stop? Il n’y a personne sur les routes à cette heure-ci. L’idée de rentrer à pied ne me paraît alors plus si saugrenue que cela. Il ne fait pas trop froid, je suis en bonne compagnie, j’ai un GPS, je suis en forme et j’ai le sourire aux lèvres! L’idée d’une aventure nocturne dans les rues de Tokyo me réjouit beaucoup. 3 heures de marche pour traverser la ville d’ouest en est (la petite couronne seulement), y porque no?
A nous l’aventure, à nous une nuit imprévisible et surprenante dans l’une des plus grandes villes du monde! Et le tout en toute sécurité, parce que il ne peut pas nous arriver grand chose au Japon, à moins de tomber dans une rivière ou de s’approcher trop près de la zone des yakuzas. Autour de la station, quelques voyageurs se dispersent. Se pressent-ils chez eux? Vont-ils trouver un bar, un karaoké, un hôtel où passer la nuit? Vont-il faire plusieurs heures de marche comme nous? Sans doute que non!
Nous marchons dans les rues linéaires de Tokyo. Nous sommes dans une banlieue résidentielle triste, où il n’y a rien de plus qu’un Family Mart. Nous prendrions bien une bouteille au konbini, mais je n’ai plus un yen en poche et j’ai besoin de trouver un 7/11 pour retirer de l’argent. La loi des retraits avec une carte étrangère est toujours aussi rude. Pas de 7/11 à l’horizon, pas de yens… dommage, on a pourtant le droit de boire ouvertement dans les rues de Tokyo.
Nous avançons d’un pas rapide et croisons quelques retardataires, rentrant chez eux, du travail ou d’une soirée. Personne ne nous jette un seul regard, tout le monde se presse. Les rues sont monotones, désertes, les bâtiments plus gris les uns que les autres et notre aventure s’avère bien moins aventureuse que nous l’imaginions. Nous parlons sans relâche, observons notre environnement dans l’espoir de rencontrer quelque chose, quelqu’un. Il y a bien un bar, mais c’est très cher, même s’ils semblent célébrer un mariage à l’intérieur. On se met alors en tête de faire une photo souvenir de cette nuit surréelle. Nos selfies étant plus mauvais les uns que les autres, on demande à un salary men rentrant du travail de nous prendre en photo. Interrompu dans ses rêveries, il nous regarde l’air interrogateur et nous fait confirmer que l’on souhaite bien une photo devant une haie. « Hai, daijobudesu! » Le clic de la photo, une courbette et il repart dans la nuit, en nous jetant un dernier regard inquisiteur. Ils sont fous ces gaijins, complètement fous.
Il y a une grande roue immobile sur un building, une fête foraine fermée dans un stade et rien de plus. Des immeubles gris, le ballet incessant des feux de circulation, des canaux, des taxis vides, des passants furtifs qui disparaissent dans les rues suivantes. Nous traversons des avenues, des ruelles, des autoroutes en s’arrêtant au feu rouge ou non. Quelle importance, nous sommes presque dans une banlieue fantôme! Un autre bar, mais avec seulement deux types louches à l’intérieur. Un autre encore, avec des mecs louches encore, mais celui-là ferme à 29h. Au moins, c’est large… Des rues interminables, nos rires, nos voix qui doivent résonner dans tout Tokyo, le silence d’une ville enveloppée de la nuit, quelques lumières et beaucoup de vide. Nous croisons un joli petit temple, puis un salary men complètement saoul. Il ne marche pas droit et parle tout seul. Je lance un bonsoir enjoué. Nous croisons une famille qui se dit au revoir, je retente de dire Konbanwa, mais l’on m’ignore encore. Une chose est sûre, nous ne ferons pas de rencontres ce soir. Ni bonne, ni mauvaise.
Si ce n’est pour mon ami Français à mes côtés, je me sens dans un monde complètement fictif, dans une autre dimension, dans un univers surréaliste. Je marche dans un studio de cinéma vide, où temples, bars louches et silence se côtoient joyeusement. Nous croisons de sombres ombres, des fantômes furtifs, qui ne lèvent même pas la tête à notre passage, pour ne pas montrer leur visage transparents. Chacun est dans sa bulle, dans son univers étrange, comme dans la journée. L’alcool et l’heure tardive ne changent pas du tout la donne, à mon plus grand désarroi. Une situation pareille dans toute autre ville du monde, à Paris, Londres, New-York ou Buenos Aires aurait rendu l’aventure différente, plus excitante, plus heureuse… plus dangereuse aussi. Mais là, mon manteau rouge, mes cheveux rouges, nos rires et conversations bruyantes semblent juste briser le calme, la sérénité et la solennité de la nuit.
Me voilà en bas de chez moi. Je fais la bise à mon comparse et lui souhaite bonne chance pour la marche supplémentaire qui l’attend vers l’est. Il s’enfonce dans les ruelles de mon quartier, je jette un dernier regard à son dos qui disparaît au loin, lance un timide Oyasumi et rentre dans la chaleur de mon immeuble.
Ce n’est pas la dernière fois que je traverserai Tokyo à pied, en ayant raté mon dernier train. En deux semaines, je l’ai déjà refait plusieurs fois, seule ou à deux pour une expérience similaire et j’apprécie beaucoup ces randonnées nocturnes et absurdes dans Tokyo. Je le referai sans hésiter.
Qui sait, en réitérant, l’aventure m’attend peut-être au bout du tournant?
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